5 – DEVANT LES FONTAINES CHANTANTES

Le premier janvier est le jour de l’année où l’on se lève assurément le plus tard à Paris.

Aux illuminations de la nuit précédente, à la bousculade dans les rues, les magasins, les restaurants, succède un vrai calme de mort.

Le matin du premier janvier, Paris dort…

La somnolence de Paris, cependant, n’excède guère les limites de la matinée et, dès une heure de l’après-midi, l’activité commence à reprendre.

On déjeune, on a déjeuné, on sort.

Pour peu que le temps le permette, le premier janvier promet de s’achever dans le mouvement et l’allégresse habituel d’un grand jour de fête.

***

La matinée de ce premier janvier-là n’avait guère différé des autres, et dès le début de l’après-midi, la foule reposée commençait à sortir.

La température était clémente et les Parisiens endimanchés, traînant avec eux une marmaille grouillante, s’acheminaient vers des buts variés de promenades.

Toutefois, la foule se faisait particulièrement compacte aux environs de la Madeleine et de la rue de Rivoli. De nombreux piétons descendaient les Champs-Elysées et la masse des promeneurs semblait vouloir converger vers la place de la Concorde.

Était-ce une manifestation publique ?

On pouvait le croire au premier abord, mais il fallait bien vite renoncer à cette supposition car la théorie des passants était parfaitement paisible et calme, plutôt joyeuse.

Soudain, les claironnants accents d’une fanfare retentirent sur la chaussée de la rue Royale, et les quelques curieux qui se mirent aux fenêtres purent apercevoir une troupe d’orphéonistes qui se dirigeait, d’un pas cadencé de troupe bien entraînée, vers les berges de la Seine.

Les curieux, les oisifs accompagnaient cette fanfare, et comme celle-ci interprétait des airs populaires, on reprenait en chœur au refrain.

Les orphéonistes portaient sur leurs casquettes un écusson à peu près semblable à celui de la Ville de Paris, et sur la soie de la bannière s’inscrivaient, en lettres gigantesques, ces mots :

LA CAPITALE
Grand quotidien du soir

ce qui dissipait toutes les incertitudes.

C’était, en effet, la fanfare du journal bien connu qui s’avançait place de la Concorde.

Les musiciens étaient arrivés, non sans peine jusqu’au terre-plein de l’Obélisque, et au pied du monument ils formaient militairement le cercle cependant que le public, maintenu à distance respectueuse, écoutait la musique.

Au premier rang, deux jeunes femmes. L’une d’elles paraissait s’amuser énormément du spectacle gratuit qui leur était offert, cependant que l’autre gardait l’air préoccupé.

— Voyons, Marie Pascal, murmura la première des jeunes femmes, cessez donc d’être aussi absorbée ! Vous avez l’air de porter le diable en terre aujourd’hui !

— C’est vrai, je vous demande pardon, mademoiselle Rose, d’être une camarade aussi peu aimable, mais que voulez-vous, j’ai la tête à l’envers aujourd’hui…

— Tenez, interrompit la compagne de Marie Pascal, regardez cela, si c’est drôle…

Deux gardiens de la paix aux mines abasourdies, ayant péniblement fendu l’auditoire, s’étaient approchés du cercle des musiciens et s’efforçaient en vain d’ailleurs, de se faire remarquer du chef d’orchestre.

La foule murmura contre l’intervention de la force publique et celle-ci, se jugeant en nombre insuffisant, s’éclipsa timidement pour vraisemblablement aller chercher du renfort.

Au surplus, les garçons de La Capitale assuraient le service d’ordre : sans brusquerie, mais avec autorité, ils se frayaient un chemin dans l’assistance puis, vidant le contenu de deux ou trois charrettes à bras, ils élevèrent une petite estrade devant la grande vasque de la fontaine qui se trouve entre l’Obélisque et le pont de la Concorde.

Cette mise en scène n’était pas autrement faite pour surprendre le public parisien.

On avait lu, en effet, depuis quelques jours, les sensationnels articles de La Capitale par lesquels le journal le plus lu de France convoquait la population cet après-midi de premier janvier sur la place de la Concorde, afin d’éclaircir le mystère des Fontaines chantantes, mystère sans cesse grandissant, et qui, depuis une semaine, préoccupait Paris.

En outre, afin que nul n’en ignorât, une armée de camelots sillonnait l’assistance, offrant pour la modique somme de cinq centimes « La dernière édition de La Capitale » à qui voulait bien l’acheter !

Mais tandis que Mlle Rose lisait curieusement les détails de la cérémonie qui allait avoir lieu, Marie Pascal, absorbée par la colonne des faits divers, poussait un soupir.

— Ils n’ont encore rien dit de l’affaire, murmura-t-elle, mon Dieu !… mon Dieu !…

La voix chaude et vibrante de M. de Panteloup, secrétaire général de La Capitale, venait de retentir.

On allait, disait-il, entendre l’intéressante conférence de M. Anastase Baringouin, archiviste-paléographe qui mieux que personne pouvait documenter le public sur les Fontaines chantantes.

Un fou rire éclata dans la foule lorsque l’orateur annoncé eut gravi les quelques marches de la tribune :

C’était un vieillard tout ridé, tremblotant, affublé d’un chapeau haut de forme trop grand.

D’une voix aigre, M. Anastase Baringouin commença la lecture d’un papier qu’il tenait à la main :

— « Le phénomène des Fontaines chantantes, disait-il, n’est pas, comme on pourrait le croire, un phénomène inattendu. Semblables événements se sont produits déjà et remontent à la plus haute antiquité. Jadis une statue de pierre avait été élevée aux environs de la ville de Thèbes, à la mémoire de Memnon.

« Lorsque les rayons du soleil levant venaient à la frapper, elle faisait entendre des sons harmonieux. On crut d’abord que cette singulière particularité ne pouvait être attribuée qu’à quelque supercherie. Mais de nouvelles études, faites sur les lieux mêmes, parurent démontrer que les sons n’étaient qu’un effet physique et naturel. »

— Qu’est-ce qu’il baragouine… ce Baringouin ? demanda un poulbot.

Imperturbablement, le bonhomme continuait sa lecture, et menaçait de s’éterniser à la tribune.

M. de Panteloup, comprenant qu’il ne fallait point lasser son public, fit signe à l’archiviste-paléographe de s’arrêter, mais ce fut en vain. Le savant ne voulait pas céder la place, et on ne put s’en débarrasser qu’en invitant la fanfare à jouer un pas redoublé.

Puis une délégation d’égoutiers en bottes défila devant la tribune et les braves ouvriers, l’un après l’autre, levant la main sur la médaille d’or de La Capitale, prêtèrent un serment solennel.

Toutefois, grâce à La Capitale qui avait publié un programme complet de la fête, on savait que ces vigilants gardiens de nos canalisations souterraines venaient certifier que rien dans leur domaine, sous la place de la Concorde notamment, n’était anormal. Les égouts fonctionnaient comme à l’ordinaire. On ne pouvait les incriminer de faire chanter les statues.

Les égoutiers furent dispersés par une bousculade ; un jeune homme, aux longs cheveux, sans chapeau, l’oeil inspiré, sollicitait l’honneur de déclamer des vers :

— Je suis, déclara-t-il, élève du Conservatoire…

M. de Panteloup l’éconduisit avec aménité, mais prestesse, puis se mit à discuter avec un monsieur décoré qui semblait désireux de s’en aller.

C’était, on le savait encore par La Capitale, un des hauts fonctionnaires de la Ville de Paris, le sous-directeur du Service des Eaux.

Ce personnage n’avait pas osé décliner l’invitation qui lui avait été adressée par La Capitale d’assister à la cérémonie. Il avait même promis de fournir des explications sur la construction des statues. Mais au dernier moment, pris de crainte, voilà qu’il voulait filer à l’anglaise.

Hypocritement, afin de se ménager l’indulgence de La Capitale, le fonctionnaire alléguait une extinction de voix.

Voyant qu’il serait impossible de le décider à prononcer un discours, M. de Panteloup prit une décision rapide.

Il escalada la tribune, promena un regard circulaire sur la foule puis, ayant excusé d’un mot le sous-directeur du Service des Eaux, annonça qu’il allait essayer de se substituer à lui :

— La fontaine, mesdames et messieurs, déclara-t-il d’une voix puissante, la fontaine que nous venons interroger aujourd’hui même a été construite en 1836, pour le prix d’un million cinq cent mille francs, elle peut débiter par 24 heures, 6.716 mètres cubes d’eau. Elle se compose essentiellement d’un bassin en pierre polie, qu’habitent, comme vous le voyez, six figures de tritons et de néréides, tenant chacun un poisson qui rejette de l’eau par sa gueule entrouverte. Comme vous pouvez vous en rendre compte, mesdames et messieurs, ce dispositif ne comporte rien d’anormal, et c’est pourquoi nous ne pouvons nous défendre d’une légitime émotion à l’idée que ces fontaines, à certains moments, se mettent à chanter. Sommes-nous en présence d’un phénomène semblable à celui que rappelait tout à l’heure M. Anastase Baringouin ? Sommes-nous victimes d’hallucinations collectives, victimes de sortilèges ? C’est ce que nous allons demander, mesdames, messieurs, aux figures qui, à l’heure actuelle, illustrent notre monde civilisé, et parmi celles-ci, à l’illustre voyante : Mme Gabrielle de Smyrne.

Mais l’attention fut soudain détournée par le ronflement d’une automobile gigantesque qui s’efforçait de fendre la foule des piétons. On protesta quelque peu contre l’intrusion du véhicule, mais le public, bon enfant, ne tarda pas à rire : l’automobile était un char à bancs de l’agence Cook qui débarquait toute une équipe de touristes anglais.

M. de Panteloup réclama le silence.

Il fut interrompu une fois de plus.

L’uniforme sombre, brodé d’argent d’un officier de paix se dressa devant lui. Suivi d’une troupe d’agents, l’officier faisait signe à l’orateur d’avoir à disperser le rassemblement sur la voie publique. Mais le secrétaire général de La Capitale se contenta de montrer une lettre à en-tête du Sénat ou de la Chambre, et à mi-voix :

— Voyons, mon cher Marut, laissez-nous. Nous ne gênons personne… Et comme l’autre insistait, M. de Panteloup enfla la voix et superbe, proclama :

— Nous sommes ici par la volonté du peuple, nous n’en sortirons que par la force des baïonnettes.

Cependant, aux bravos de la foule se mêlèrent soudain de rauques aboiements. Qu’était-ce encore ?

M. de Panteloup leva la main et reprit la parole :

— Vous avez entendu, messieurs, le cri de ces nobles bêtes ? Hélas ! ce ne sont pas les fontaines qui chantent, car, jusqu’à présent, elles sont restées obstinément muettes… mais nous allons bientôt savoir quel est leur secret, grâce au flair de ces braves animaux que vous venez d’ouïr… Ce sont, en effet, messieurs et mesdames, Turc et Bellone, les célèbres chiens policiers de Neuilly, qui viennent à notre secours.

Pour le coup, ce fut du délire.

La cérémonie allait pourtant s’achever, car déjà la foule commençait à se lasser, mais soudain apparut un vieillard à longue barbe, vêtu d’une grande robe blanche, que tout le monde connaissait de vue, lui ou l’un de ses frères. Il n’était pas un Parisien, en effet, qui n’avait rencontré sur le boulevard, quelques-uns de ces hommes qui, perpétuellement, cheminent à pied, sans chapeau, l’esprit, semble-t-il, absorbé dans de profondes pensées.

Ce sont ce qu’on appelle des « hommes nature », des « hommes primitifs », et celui qui surgissait désormais un peu malgré lui dans l’enceinte réservée était, semblait-il, le plus célèbre d’entre eux ! Les journaux avaient publié son portrait, on savait son nom, il se faisait appeler : Ouaouaoua. La foule qui déjà s’éloignait, reflua derrière lui.

M. de Panteloup se demandait, car en réalité il n’avait pas inscrit ce numéro à son programme, quel parti il pourrait tirer de l’homme primitif, lorsque brusquement des « Chut ! » impératifs retentirent dans la foule.

Silence… O surprise ! on entendit un son étrange, s’élevant de la fontaine, dans l’air pur du soir. C’était comme un frémissement vague, un bruissement métallique qui, triomphant de la plainte monotone des eaux tombant du haut des statues dans la vasque en pierre, captivait l’assistance.

Cette fois, il n’y avait pas à en douter… les fontaines chantaient !

Des milliers de témoins pourraient en témoigner. On n’en perdait pas un son.

Mais quelques instants à peine se passèrent et les fontaines, comme intimidées, cessèrent de vibrer.

Les fontaines ne chantaient plus.

La manifestation n’en était pas moins couronnée de succès. L’œuvre de La Capitale n’avait pas été inutile. Le peuple de Paris, convoqué par ses soins pour entendre chanter les statues de la place de la Concorde, les avait entendues. Et une clameur immense succéda brusquement au silence absolu… Dix minutes après, la place de la Concorde, débarrassée de la foule, avait repris son aspect ordinaire.